Mère Agnes Mariam de la Croix
Comment être heureux ? Quelle est la voie vers le bonheur ? Il est très important d’en parler parce que si nous ne sommes pas heureux on peut se perdre dans toutes sortes de dérives. Notre Mère Ste Thérèse la Grande disait qu’elle avait plus peur d’un moine ou d’une moniale triste que d’un groupe de démons. Nous professons que le principal examen de conscience du chrétien, et spécialement du religieux est: « Suis-je heureux ? Pourquoi ? » Si la réponse est affirmative - savoir pourquoi. Et si la réponse est négative - savoir pourquoi.
Le bonheur = être soi-même, se sentir à sa place avec Celui qu’on aime.
Etre soi-même est la chose la plus difficile au monde parce que tout concourt à ce qu’on soit différents de soi-même ; c’est un long chemin d’entrer dans la véracité de son identité. Les enfants sont eux-mêmes. A peine grandissent-ils que le monde les presse pour qu’ils soient différents. Les adultes recherchent, sans le savoir, à ce que les enfants soient comme ils le veulent. De cette manière ils peuvent se fortifier, se confirmer et s’imposer. Cette imposition par la force est toujours mensongère parce que si on est soi-même on n’a pas besoin de force. Quand on s’impose par la force, on veut se montrer quelque part plus qu’on l’est. (Fermons la parenthèse).
Notre place est le lieu où on se sent à l’aise, le lieu de notre vocation. Sans appel à la vocation la personne n’arrive pas au bonheur ; elle est au chômage. Dans l’Evangile le maître de la vigne trouve des gens sans travail qu’il envoie travailler dans sa vigne. Il leur dit : « Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire? Ils lui répondirent: C'est que personne ne nous a loués » (Mt. 20, 6-7). Très important pour le moine d’être appelé au travail, ça donne un sens à sa vie. On ne peut mener une vie uniquement guidée par ses caprices : « Je veux vivre comme ça ». En suivant son appel on arrive au bonheur.
Il est impossible d’être heureux sans aimer. Qui aime-t-on ? Commençons par le plus bas : la famille, la fiancée, le mari. Pourquoi n’ai-je pas dit un ami ? Parce que pour aimer véritablement il faut qu’il y ait une alliance et une communion.
Sortir de soi-même pour être heureux
St Jean de la Croix parle de l’âme qui recherche le bonheur ; il dit qu’elle est sortie. Pour être soi-même il faut sortir de soi-même. Quand on commence sa vie on n’est pas soi-même ; l’homme ancien nous défigure. Il me donne une fausse image du bonheur et il m’incite de courir après pour me perdre. Des statistiques montrent que ceux qui ont réalisé leurs caprices finissent par se suicider. Après avoir investi dès fois une vie entière pour les accomplir, ils remarquent à la fin de leurs jours qu’ils ont été joués, ce n’est pas la plénitude espérée. Mais où est le vrai chemin alors? Où est-ce qu’on peut s’investir ? Jésus dit : « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition » (Mt 7,13). Quelle est cette voie étroite ? St Jean de la Croix nous dit qu’il faut sortir de nous-mêmes? De quoi parle-t-il ?
Quand j’étais jeune religieuse je me posais plein de questions du genre : « Pourquoi la croix ? Pourquoi le bon Dieu me complique-t-il la vie ? Pourquoi dois-je encore souffrir? J’ai déjà assez souffert dans mon enfance et dans mon adolescence. Maintenant que je me suis donnée à Lui, pourquoi dois-je me priver, me renoncer » ? Petit à petit j’ai compris que nous avons sur le cœur un voile noir qui nous aveugle ; on est borgne à l’intérieur, nous ne voyons qu’une partie des choses. Pourquoi doit-on sortir de soi ? Pourquoi doit-on se priver et accepter la croix ? Pourquoi doit-on renoncer à ses idées ? Pourquoi doit-on se priver de belles choses ? Pourquoi la petite Thérèse avait-elle décidé, par amour du Christ, d’aimer les choses laides ? Elle est allée jusque-là !
Celui qui a découvert cette philosophie a comme un générateur en lui qui lui donne de l’énergie sans fin. Tant que le vieil homme vit en nous, il nous détruit la vie. Le Seigneur nous dit de construire la maison sur le roc (cf. Mt. 7, 24). Imaginez-vous qu’après avoir quitté ses parents, ses amis, sa manière de vivre pour venir au monastère et rechercher la force de Dieu, de travailler tous les jours, et qu’à la fin du compte notre construction pourrait être détruite – c’est terrible ! « Quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc » (Mat 7:24). Qu’est-ce ce roc ? Ce sont Ses paroles, les orientations qu’Il nous a données. Jésus, donne-nous ton Esprit Saint pour pouvoir construire sur le roc.
Comment marcher sur le vrai chemin
Le signe décisif pour savoir si on a l’Esprit de Dieu ou non est qu’on puisse se critiquer. Il s’agit d’avoir la sagesse de ne pas jeter sur soi un regard d’approbation et de couverture (se justifier) : « je veux faire ce que je veux, peu importe ce qu’on me dit » – il n’y a pas plus dangereux. « Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé » (Lc. 14,11) ; « Quiconque fait le mal hait la lumière, et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dévoilées; mais celui qui agit selon la vérité vient à la lumière, afin que ses œuvres soient manifestées, parce qu'elles sont faites en Dieu » (Jn. 3, 20-21). Quand on s’applaudit on rentre dans les ténèbres et on ferme la porte à la lumière. Ayons la sagesse de ne jamais prendre parti pour nous-mêmes. C’est une décision personnelle; ni le bon Dieu, ni les Supérieurs, ni les amis, c’est entre soi et soi-même.
Imaginons que le Supérieur me dit : « tu n’as pas bien travaillé ! ». Je me dis: « Mais de quoi on se mêle ? C’est lui qui ne travaille pas » ! je fais tout pour ne pas me regarder – impossible de grandir comme ça. Dans les prosternations du Carême nous disons: « Seigneur, Maître de ma vie, donne-moi de voir mes fautes et de ne pas juger mon prochain ». Le vieil homme voit le prochain mais ne se voit jamais, il a toujours raison. Les maladies mentales ont le même processus. Le malade mental ne sait plus se regarder ; il devient complice de sa folie. Mais je dis que le fou (sauf si c’est organique) convertit peut sortir de sa folie. Pour sortir de la maladie psychique il faut poursuivre la sainteté. Ça veut dire que l’égocentrique, celui qui fait vivre en lui l’homme ancien, a un peu de folie.
Quand j’étais jeune religieuse (dix-neuf ans) il y avait au monastère une sœur qui me lançait des avertissements du matin jusqu’au soir. Elle croyait bien faire. Je voulais l’étouffer, la déplumer et la déguster avec du sel et du poivre ! Je m’en plaignais auprès de la prieure : «Elle n’est pas ma maîtresse de novices, ni ma prieure, de quoi elle se mêle » ? Elle me répondait : « Va-t’en et obéis ». J’ai passé deux ans très difficiles. Un jour je me suis dit que j’allais changer de tactique : « Au lieu d’être tendue, je vais lui sourire » . J’ai commencé à lui faire la cour. Après un temps cette sœur est devenue une de mes meilleures amies. C’était une victoire. Avant ça je m’impatientais, je lui faisais la mauvaise mine. Quand j’allais auprès du Seigneur en prière, je Lui faisais une litanie : « Je ne supporterai plus, elle se mêle de tout, patati, patata… ». Celui qui se critique soi-même et qui profite de chaque occasion pour se laisser corriger par le Seigneur se purifie. Celui-là devient maître de lui-même.
Nous sommes censées être maître de nous-mêmes et non pas esclaves. Nos passions sont des énergies très importantes, mais ce sont des chevaux qui ne peuvent marcher tous seuls, il faut les guider. On n’allume pas sa voiture pour qu’elle aille où elle veut, on doit se mettre derrière le volant. Il faut savoir où on va. Notre examen de conscience doit être : « Suis-je heureux, pourquoi » ? Et rentrons dans les détails. Si par exemple la Supérieure me dit : « tu n’as pas bien travaillée, tu es quelqu’un de très paresseuse, il faut faire plus vite ». C’est sûr que ça va me troubler, mais qui aura le dernier mot, l’ange de droite ou l’ange de gauche ? « J’en ai marre, je ne peux jamais rien faire de bon. Je n’aime pas cette Supérieure » ! C’est la position où on ne se critique pas ; on met un « X » sur la personne et on continue ; c’est une phlébite. Examinons avec discernement toutes nos réactions. Dès fois elles sont cachées, sans que personne ne les voit mais faites attention car le Seigneur dit : « celui qui dira à son frère: Raca! mérite d'être puni par le sanhédrin; et que celui qui lui dira: Insensé! mérite d'être puni par le feu de la géhenne » (Mt. 5, 22). La relation qu’on a avec l’autre obéit aux mêmes principes que la relation avec le Seigneur. Dieu me voit, le prochain ne me voit pas. Mais Dieu est solidaire avec le prochain. A Caïn Il dit : Où est ton frère Abel? Il répondit: Je ne sais pas; suis-je le gardien de mon frère (Gn. 4, 9) ? Le Seigneur va nous demander comment on a agi avec nos frères. Mieux vaut qu’Il nous demande compte ici-bas, parce qu’après, ce sera trop tard.
Il y en moi-même un combat entre le vieil homme et l’homme nouveau (cf. Ep. 4, 24). L’homme ancien périt au fil des jours. L’homme nouveau se renouvelle journalièrement à l’image de son Créateur. Nous devons prendre position à chaque moment : suis-je avec l’homme nouveau ou avec l’homme ancien ? De même que dans son ventre Rebecca avait deux jumeaux, Esaü et Jacob ( et Dieu dit : « J'ai aimé Jacob Et j'ai haï Ésaü (Rm. 9, 13)), de même, dans chacun de nous, il y a Esaü et Jacob. A nous de choisir. On doit sortir de soi ! Pourquoi ? Pour rencontrer le Bien-Aimé. Si on ne sort pas de soi on ne peut le rencontrer ; on ne peut le rencontrer dans la fuite. Il n’y a aucune relation entre le Bien-Aimé et le mal.
Quand on marche contre le vieil homme cela donne vie et énergie à l’homme nouveau. Chaque fois qu’on faibli par rapport au vieil homme il grandit ; l’homme nouveau dépérit. Ce sont deux voies contraires : il n’y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres (cf. 2 Co. 6,15). Si celui-là grandit, l’autre s’affaiblit. L’homme nouveau à un regard de foi ; l’ancien homme à un regard humain. Voyons ce que dit Jésus à St Pierre : « Dès lors Jésus commença à faire connaître à ses disciples qu'il fallait qu'il allât à Jérusalem, qu'il souffrît beaucoup de la part des anciens, des principaux sacrificateurs et des scribes, qu'il fût mis à mort, et qu'il ressuscitât le troisième jour. Pierre, l'ayant pris à part, se mit à le reprendre, et dit: A Dieu ne plaise, Seigneur! Cela ne t'arrivera pas. Mais Jésus, se retournant, dit à Pierre: Arrière de moi, Satan! tu m'es en scandale; car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu, mais celles des hommes (Mt. 16, 21-23) ».
Jésus lui dit : « Arrière, Satan » ! Pourquoi ? Disait-il des choses diaboliques ? Non, il disait des choses des hommes. L’humain, parfois, est l’œuvre du démon. Nous recherchons le divin. La voie que le Père avait tracée pour son Fils était la Croix. Jésus va à la croix et nous, qui cherchons à le suivre, va-t-on faire survivre en nous le vieil homme ? Seigneur donne-nous de marcher derrière Toi vers la Croix. Non pas d’une manière idéale : « Si demain les Musulmans viennent nous couper la tête on est prêts » ! Peut-être qu’on est disposé à ce que les Musulmans viennent nous couper la tête, mais que notre sœur ou notre frère nous dise un demi-mot, alors là, non ! préférable est de supporter les petites épingles de la vie quotidienne en se disant : « Après, le Seigneur me donnera la force [pour surmonter les grandes épreuves]».
Il faut prendre parti pour l’homme nouveau à l’intérieur de soi à chaque instant et réaliser ce discernement dans tous les points de notre vie quotidienne. Si des fois les circonstances ou les personnes autour de moi relèvent un point de notre homme ancien, ne pas se troubler et prendre la fuite, mais au contraire rendre grâce car c’est Jésus qui nous parle. St Pierre dit : « conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre pèlerinage » (1 P. 1, 17). Crainte de quoi ? Crainte de nous-mêmes. Il faut se méfier de soi parce qu’on ne sait pas à quel moment on est complice.
Se renoncer, c’est se priver de choses qu’on aime. Celui qui veut commencer cet exercice commence par des choses benêtes. St Jean de la Croix parle du renoncement des sens dans ce commencement: ne pas regarder, ne pas entendre, ne pas sentir... C’est la préparation, ce n’est pas le plus important. Aujourd’hui, j’ai rencontré le champion du body building de la Syrie. Il travaille au niveau du plus petit muscle. Il se fatigue pour son corps. Et nous, que faisons-nous de notre âme ? Nous laissons endormis cinquante mille muscles avec la morphine de nos caprices. Notre âme est un jardin. Chacun a ses propres pôles d’intérêt de son vieil homme, ses passions, ses propres mauvaises herbes. Il faut enlever ses mauvaises herbes et cultiver son jardin, bienheureux celui qui le fait.