Mère Agnès Mariam de la Croix
Régir ses pensées
Nous sommes appelés à régir nos pensées. N’importe qui peut-il entrer dans votre maison ? Bien sûr que non ! Utilisons notre attention pour régir nos pensées. On va me dire que c’est trop difficile. Ce n’est pas difficile, c’est nouveau ; nous ne sommes pas habitués. Continuellement on s’habitue à des nouvelles technologies, des choses qu’on ne connaissait pas et qu’on a apprises. On a commencé avec le télex, le fax, après le téléphone mobile et l’internet ; on peut apprendre ! Il est très important d’apprendre à régler ses pensées. Le cerveau est une machine merveilleuse. Comment est-ce possible qu’on sait manipuler les machines les plus sophistiqués mais qu’on ne sait pas s’occuper de notre propre personne ? L’épouse dit dans le cantique des Cantiques : « Ils m'ont faite gardienne des vignes. Ma vigne, à moi, je ne l'ai pas gardée » (Ct. 1, 6) . Je me suis occupée des vignes de tout le monde, mais pas de la mienne. Ma vigne, c’est mes pensées, mon esprit, mon âme, mon cœur, ma volonté, mes désirs, c’est tout ce que je suis. Je me suis occupée du monde entier mais je ne me suis pas occupée de moi-même.
Le bon Dieu ne me demandera pas : « Qu’as-tu fait avec le monde » ? Peut-être qu’Il me demandera : « Qu’as-tu fait avec ton frère ? », mais d’abord il me
demandera : « Qu’as-tu fait avec toi-même » ? « Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier, s'il perdait son âme » (Mt 16,26) ?
Souvent on croit que prendre soin de son âme est de payer le tribut de la prière et des pratiques. Qu’est-ce que ça me fait et en quoi cela plaît à Dieu de payer le tribut d’une pratique si je n’y suis pas ? « Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est éloigné de moi » (Mt. 15,8). Il faut être présent, convaincu de ce qu’on fait. Quand une femme rencontre un homme, peut-elle lui mentir ? Il veut savoir si elle est là, de tout son cœur. Notre Seigneur, est-Il une idole, un mur ? N’a-t-il pas des sentiments ? Ce qu’on recherche c’est de rentrer en relation avec Lui, s’ouvrir à Lui. Je viens de lire un e-mail qui disait que pour guérir certaines maladies il faut adorer une fleur, que c’est très bénéfique, que les vertus de la fleur sont assimilées au malade et qu’il peut guérir. On ne parle plus d’idolâtrie [alors que l’idolâtrie est partout de nos jours]. Si nous n’adorons pas Dieu, nous allons finir par adorer n’importe quoi ; une fleur, ou encore nos porte-clefs. L’homme a besoin d’adorer, de rentrer en relation, de s’ouvrir. Gérer ces pensées rentre dans le grand projet d’entrer en relation avec Dieu.
La présence
La maison dont le propriétaire n’est jamais là est une maison qui va à la dérive. N’oublions pas : il n’y a pas de vide dans la nature. Si on n’est pas présent, quelqu’un d’autre le sera, il essayera de remplir ce vide. Si on n’est pas là pour mettre un filtre, pour vérifier ses pensées, ses sentiments, ses actions, quelqu’un d’autre m’orientera ; cet autre est un ennemi [le démon].
Quand une pensée vient frapper à la porte de notre intelligence ou de notre cœur, on doit lui dire : « que fais-tu ici » ? Si cette pensée nous fait rentrer dans une sorte de tourbillon, de trouble et qu’elle commence à désorienter notre position intérieure, on ne peut pas la laisser faire. Il faut essayer de la laisser passer, de ne pas la regarder. Mais des fois elle laisse une trace, une semence de doute, d’hésitation, de peur, d’isolement... là on ne peut pas se laisser faire ; il faut le révéler [au guide spirituel] car tout ce qui vient à la lumière est lumière. Mais si on garde la pensée et qu’on dialogue avec elle on est responsable du fruit qu’elle va donner. Souvent on est gêné de révéler la pensée ; Satan fait tout pour qu’on se sente mal à l’aise à la révéler. Il lui est très aisé de se jeter dans notre cœur à l’heure où on s’y attend le moins. Aussi il sait jouer avec les coïncidences, il faut faire attention au jeu des signes. Par exemple : « Si un tel vous regarde de travers maintenant, ça veut dire que votre place n’est pas ici ». Il nous donne des signes qui prennent la place de la foi. Comment va-t-on voir et comprendre que ces signes ne viennent pas du bon Dieu ? Quand ces pensées suivent un trouble, un malaise, un doute, un isolement, une peur. Voilà une route pavée par le démon. Tout ce qui se passe sur cette route est ambiguë.
Une pensée qui vient avec un trouble est une pensée chargée. La paix n’enlève pas la souffrance. Une chose est la paix, une autre la souffrance. Le trouble mène à la confusion : on perd la quiétude, la sérénité pour comprendre, comme si cette pensée tuait en nous le sens de la responsabilité ; on n’est plus maître de nous-mêmes. Elle bouleverse toutes nos convictions . Parfois ce bouleversement se manifeste d’une manière subite. D’autres fois il se manifeste d’une manière larvée [latente]. Le dernier cas est plus dangereux parce qu’il prépare un chemin qui nous apprend petit à petit à s’habituer à son contenu. Là on n’a plus peur des ténèbres.
L’homme, en principe, a peur des ténèbres, de la confusion, il déteste ce qui n’a pas de nom parce qu’il sait qu’il y a danger. Si la porte sonne et qu’on sort pour voir et qu’il n’y a personne ... on ne sera pas à l’aise. Une fois dans notre [monastère du] Carmel au Liban il y avait une tempête ; voilà qu’une des religieuses nous dit qu’il y a un homme dehors. Toute la communauté s’est postée derrière la fenêtre ; c’était la nuit. Il n’y avait pas d’électricité. Tout à coup on s’est dit : « Il va nous voir ! » Alors on s’est toutes baissées en dessous de la fenêtre. On est restées ainsi pendant un long moment. A la fin on a vu que c’était un rideau qui avait volé avec le vent qui s'était attaché aux branches d’un arbre; il faisait de grands mouvements ... On a peur de l’inconnu.
La pensée larvée
Quand la pensée vient d’une manière larvée [latente], elle m’habitue à l’inconnu ; elle tue en moi le sens, l’instinct de survie. C’est ainsi qu’on peut tomber dans des illusions très grandes. Considérez cet exemple : je me lève le matin, remplie de courage et de donation, je vais tôt à l’église pour me prosterner devant le Seigneur. Tout à coup je vois une religieuse qui me fronce les sourcils. « Mais qu’est-ce qu’elle a »? Deux jours plus tard je vais au réfectoire pour boire un peu de chaud, je vois la même religieuse qui me tourne le dos. « Mais pourquoi agit-elle ainsi » ? Si elle ne m’avait pas froncé les sourcils la première fois, je n’aurais peut-être pas interprété d’une façon si négative le deuxième incident ; ça fait déjà deux gouttes. A la fin de la semaine il y a un chapitre. Cette sœur se lève et me fait un reproche. Je commence à croire qu’elle ne m’aime pas. Après un mois la supérieure me dit : « Va travailler avec elle ». Cette sœur aura beau faire tout ce qu’elle pourra, je penserai qu’elle ne m’aime pas.
Cette pensée larvée [latente] m’a donnée des preuves pour m’assurer d’une chose : cette sœur ne m’aime pas. Pour beaucoup de personnes il sera très difficile de croire que c’est une illusion. Finalement il y aura transparence devant la supérieure : « Qu’est-ce qu’il y a ? – Tu ne m’aimes pas. – pourquoi vous dites ça ? – Depuis un an à l’église de bon matin tu m’as froncé les sourcils. – Moi ?! – Oui, toi. Et la preuve, deux jours plus tard au réfectoire, et tu m’as tourné le dos ». Le malin a fait que je traduise des évènements qu’on peut traduire de telle manière ou d’une autre, de la façon la plus pire. Ce qui est plus grave encore c’est que je suis convaincue. Ce sera un vrai martyre pour moi d’avaler cette sœur. Voilà la pensée larvée.
Le Seigneur dit : « Ne jugez pas » (Mt 7, 1). Il ne s’agit pas de ne pas juger quand quelqu’un fait quelque chose de mauvais. « Ne jugez pas », c’est-à-dire n’attribuez pas une intention. C’est ainsi qu’il est très intéressant d’exprimer ses doutes. Je suis des fois abordée par quelqu’un qui me dit : « Tu es fâchée de moi ? » Je réponds : « Non ». C’est très bien, ça donne un filtre à la pensée larvée. Parfois on dirait qu’on est en train de faire une collection de preuves pour juger une personne: « Voilà, elle est comme ça ». Ça vient de notre peur, alimenté de notre passé ou quelqu’un a agi avec nous avec beaucoup de sévérité – on était innocent, on ne savait pas. On a dû le payer en prix d’honneur, de réputation… Alors on se dit : « Maintenant je vais prendre mes dispositions » ! Il ne faut pas s’y prendre de telle manière. On ne peut pas adopter des tactiques défensives car alors on ne marche plus dans la Providence.
C’est ainsi que St Jean de la Croix dit: « il faut être dans la communauté comme s’il n’y avait personne avec nous ». On dira : « Mais comment est-ce possible, et la vie communautaire alors » ? Il s’agit de nos pensées. A nous d’agir avec égalité avec tout le monde, avec amour. Mais ne permettons pas à quelqu’un de rentrer dans nos pensées. Quand on quitte la communauté, ne prenez pas avec vous un frère ou une sœur pour tourner autour de lui avec vos pensées. Quand on vit dans la réalité on vit avec ses frères et ses sœurs, on les aime, on les sert, on s’adapte à eux. C’est très bien. Mais qu’à l’intérieur, notre pensée ne s’occupe pas d’eux, sauf pour les servir. Si on prépare le petit-déjeuner, on doit se rappeler ce que notre frère ou notre sœur mange. Mais ne les laissons pas rentrer dans notre intérieur. Vivons comme-si on était seuls. Ne disons pas: « Pourquoi a-t-il de nouvelles bottes ; pourquoi on lui lave ses habits et moi, non ; pourquoi on lui a donné de la salade, et pas à moi ». Nous devons vivre en communauté comme si nous étions des ermites.
Mais certains ermites, quand ils sortent de leurs ermitages, sont comme des éponges, assoiffés de distractions, de se mêler des autres ; ce ne sont pas de vrais ermites. Ils vivent dans leur ermitage, mais en réalité , ils ont le monde entier avec eux. C’est très grave ! Celui qui ne sait pas discipliner ses pensées n’est pas un religieux, et pour dire plus, il n’est pas chrétien.
Qu’est-ce que ça veut dire : « Soyez parfaits comme votre Père dans les cieux est parfait » (Mt. 5, 48) ; « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Mt. 5, 45). Et moi, je suis en train de chercher des puces et de me mêler de tout. L’homme qui veut construire son humanité doit devenir sobre, reconnaître qu’il est limité : « Ce qui me revient arrive jusque-là ». C’est de la politesse, de la délicatesse de ne pas outrepasser ses limites. Mes pensées peuvent être des pensées déferlantes contre les droits de l’homme. Mon frère et ma sœur ont besoin de leur intimité. Qu’ai-je à toujours ouvrir les portes de leur intimité et de les regarder ? Ces pensées ne viennent jamais sans jalousie. Voyez donc comment les pensées font rentrer tous les vices ? « Personne ne travaille, moi, je fais tout ici». C’est exactement ce qu’il faut pour ne plus travailler. Peut-être que la réalité est que tout le monde travaille sauf moi. ... Peut-être que j’ai balayé un mètre et que je n’ai pas vu la personne derrière le coin qui venait de balayer tout le corridor. Peut-être que les autres sont en train de porter des tonnes. Un des meilleurs moyens de gérer ses pensées est de s’occuper de ses propres oignons. Voici un bon commencement: « Je ne me mêlerai pas des autres sauf d’après mon devoir ». Ne plus regarder ce qu’il fait, ce qu’il ne fait pas, ce qu’il porte et ce qu’il a, comment la Supérieure le traite, ce que l’Evêque lui dit – c’est une perdition.
Notre pensée n’est pas une référence
Quand les gens du monde viennent me parler, je remarque que c’est la même porte qui fait rentrer toutes les calamités. Ça peut arriver jusqu’au meurtre. Des pensées non gouvernées peuvent mener à la fornication, à la haine, à la phobie, à l’autodestruction. Soyons donc clairs, notre pensée n’est pas une référence. Gardons toujours une distance entre nous et notre pensée, quelle qu’elle soit. J’ai rencontré des prêtres qui s’étaient faits ermites qui sont devenus demi-fous parce qu’ils ne savaient gouverner leurs pensées. Ils sont rentrés sauvagement à l’intérieur de leur ermitage en croyant que les pratiques de piété suffisaient. Il faut le discernement ! Un champignon peut tuer et un autre peut être comestible. Si nous n’avons pas fait de véritables exercices de discernement des pensées, de lutte contre les pensées, nous ne pouvons pas aller dans la solitude ; c’est très dangereux.
Les pensées peuvent être des pensées d’orgueil, de fausse humilité (penser ne pouvoir rien faire de bon), d’auto-sanctification. Je connais une personne qui s’est obstiné dans ses pensées d’auto-sanctification. Il se tuait à force de jeûner. Chaque fois qu’il mangeait, il se disait : « Mais je peux ne pas le manger. Et si je mange, ce sera une infidélité. Et pourquoi vais-je boire ? Et pourquoi vais-je dormir ? Et pourquoi vais-je ... » Il est arrivé à l’hôpital psychiatrique. On n’ira pas si loin mais parfois on rencontre des troubles de ce genre: « On ne me laisse pas jeûner. Quand j’étais dans le monde je jeûnais beaucoup plus ; on ne fait que parler dans ce monastère,… ».
Le Seigneur dit à travers la bouche du prophète Samuel : « Le Seigneur, trouve-t-il du plaisir dans les holocaustes et les sacrifices, comme dans l'obéissance à sa voix? Voici, l'obéissance vaut mieux que les sacrifices, et l'observation de sa parole vaut mieux que la graisse des béliers » (1Sa 15, 22). Le discernement va mener à une solution, et elle ne peut être humaine : « On m’a dit que je dois aller travailler au jardin et moi, j’aime peindre des icônes. C’est ma vocation qui est en jeu » ! J’irai le dire à la supérieure. Le pire c’est quand la supérieure ne sait pas discerner. Non ! Soyons sévères avec nous-mêmes : « J’irai au jardin, et de bon cœur » ! Ne marchons pas dans le sens de nos caprices, mettons toujours un point d’interrogation sur nous-mêmes. C’est ainsi qu’on arrive à la liberté. Le Malin ne trouvera aucune emprise sur nous. D’habitude, l’emprise qu’il a sur nous, est liée à nos inclinations : « J’ai envie de ceci et pas de cela, je voudrais ci et pas ça, j’ai peur de cela, je serais heureuse avec ça. » Quand nous aurons discipliné toutes ces choses nous rentrerons dans la véritable paix, « l’apathie », ἀπαθεῖα, l’absence des passions. C’est là que grandit l’amour parce que l’amour n’est pas un sentiment. L’amour est l’orientation définitive et absolue de la volonté. St Jean de la Croix et Notre Mère Ste Thérèse disent : « l’amour est une flèche qu’envoie la volonté ».
Celui qui veut suivre le Christ doit se renoncer. Mais comment faire ? A quoi sert de se mortifier corporellement si on permet n’importe quoi dans le mental ? L’ascèse corporelle n’est que le b à ba, un balbutiement. La véritable ascèse est le jeûne de l’esprit - le reniement de sa volonté ! D’où l’hypocrisie : «moi je jeûne, je fais tout ce qu’on me dit », mais en réalité je suis un monstre rempli de passions. Sachons où frapper. De cette manière notre âme deviendra un diamant qui fera passer la lumière et la beauté de Dieu. Non pas un diamant qui se roule dans la poisse parce que moi, je suis en train de le manipuler à ma manière. L’âme se purifie à chaque fois qu’elle renonce à sa volonté. Que le Seigneur nous donne la sagesse et le discernement afin de pouvoir participer à notre transformation intérieure.